Comment lutter contre la pollution numérique ?

Guillaume Pitron est connu pour ses enquêtes sur les enjeux économiques, politiques et environnementaux de l’exploitation des matières premières. Son premier ouvrage, La Guerre des métaux rares. La face cachée de la transition énergétique et numérique (Les Liens qui libèrent), traduit dans une douzaine de pays, a été décliné en documentaire sur la chaîne Arte.

L’enfer numérique. Voyage au bout d’un like. (Les liens qui libèrent, paru le 15/09/2021) est un ouvrage très documenté (2 ans d’enquêtes à travers le monde) qui nous ouvre les yeux sur la face cachée toxique du numérique.

Le virtuel n’est pas virtuel, il est matériel

Internet et le numérique en général sont souvent présentés comme des technologies de la dématérialisation. On parle du cloud, le fameux nuage dans lequel nous stockerions nos données et tout cela nécessite naturellement des ressources, de l’énergie, de l’électricité.
En Chine par exemple, tout ce qui est virtuel procède d’une entaille dans le sol, une mine, notamment de graphite (ce minerai avec lequel on fabrique des batteries de téléphone portable), la première étape pour fabriquer le fameux nuage avec de forts impacts écologiques.
Autres exemples, la Laponie où se trouvent certains centres de stockage de données (par lesquels transitent nos « like », nos emails, nos photos de vacances mais aussi les données B to B…) installés dans le Grand Nord, près du cercle arctique, afin d’utiliser le froid naturel plutôt qu’un climatiseur. La Suède et la Norvège, où l’électricité est produite à partir de barrages hydroélectriques. Cette réorganisation géographique du cloud vers le Nord semble plutôt positive pour l’environnement mais le message porté par l’industrie autour de ce gain énergétique - et donc la possibilité de consommer de l’internet à l’envie puisqu’il n’y a pas d’impact sur l’environnement - va générer un effet rebond… et on va consommer davantage !

En 2035, l’humanité produira 45 fois plus de données qu’aujourd’hui : les gains énergétiques seront-ils contrebalancés par l’explosion de consommation de données ?

Le numérique dégage une odeur, émet un bruit et a un goût

Nous sommes désensibilisés à Internet, nous n’entrons dans le réseau que par le biais d’une interface (un téléphone) mais nous ne voyons pas l’infrastructure, les centres de stockage de données et les réseaux énergétiques.
Internet a un goût, celui de l’eau de mer dans laquelle 99 % de l’information transite aujourd’hui via des câbles sous-marins ; Internet a une couleur, celle des câbles verts, bleus, rouges ; Internet a une odeur de beurre rance, celle du graphite grâce auquel on fabrique les interfaces ; Internet émet un son, le sifflement strident de milliers de serveurs dans un centre de données.

On peut se confronter sensoriellement à Internet pour en percevoir la matérialité et donc le coût écologique.

Le smartphone et les équipements électroniques sont aujourd’hui les plus polluants : 50 % de la pollution numérique est due à la pollution de ses équipements. Un smartphone ne sert plus seulement à téléphoner et sa puissance informatique actuelle est bien supérieure à celle des programmes qui ont envoyé l’homme sur la lune dans les années 70 ! Une puissance énorme dans un tout petit volume, qui nécessite des métaux très dilués et engendre un coût écologique lourd, qui devrait être recyclé mais que l’on recycle mal…
L’humanité produit chaque année 5 000 Tour Eiffel de déchets électroniques, il y a un immense enjeu de l’économie circulaire du numérique.

Quand je « like », comment est-ce que je pollue ?

Mon « like » traverse d’abord le monde entier - même pour faire 10 mètres -, passe par les infrastructures précédemment évoquées et notamment les centres de stockage de données qu’il faut d’abord fabriquer et dont le fonctionnement nécessite ensuite de l’électricité. Nous en mobilisons chacun une centaine par jour, censés assurer la « continuité de service d’Internet » qui ne peut pas et ne doit pas s’arrêter. Cette réplication de l’information à travers 3 millions de centres de données sur terre nécessite de l’électricité qui vient du nucléaire, des énergies renouvelables, du charbon, du pétrole… 35 % du mix électrique mondial vient du charbon, donc émissions de CO2, et 10 % de l’électricité dans le monde est mobilisée par le secteur du numérique, soit 4 % des émissions de gaz à effet de serre.

Est-ce un coût acceptable au regard des gains que cela permet ?

Il ne faut pas être technophobe et reconnaitre qu’Internet a permis, surtout en temps de Covid, de faire tourner nos économies et de maintenir notre vie sociale mais c’est aussi un nouveau chapitre de la pollution humaine d’autant plus dangereux qu’il est silencieux et invisible.
Si on n’y prend pas garde, les chiffres précédemment cités seront multipliés par 2… en 2025 !

2 autres exemples de la pollution numérique :

  • 4% des émissions de gaz à effet de serre, c’est 1,5 fois plus que le transport aérien
  • Si on mobilise aujourd’hui toutes les centrales nucléaires en fonctionnement, elles suffiraient juste à satisfaire la demande en électricité

Les conséquences nocives du numérique ne sont pas bien appréhendées

Il y a un découplage entre le moment où les produits sont utilisés et la pollution générée : si je roule avec un diesel, je suis directement impacté par la pollution que j’ai générée ; si j’utilise une voiture électrique ou un smartphone, la pollution est ailleurs, quelqu’un d’autre en paye le coût. J’ai l’illusion que les actions de ma vie quotidienne n’ont pas d’impact dans le monde sur les écosystèmes, sur le réchauffement climatique mais j’ai créé un nuage qui ne s’arrêtera pas à la frontière française.
Il faut avoir une lecture globale de ces enjeux : si on a une lecture locale et nombriliste, on ne comprend pas la complexité de ces nouvelles technologies.
La technologie – faire une réunion Zoom au lieu d’un voyage d’affaires, par exemple - fait partie de la solution. Il n’y pas de bonne ou mauvaise technologie, tout dépend de l’usage que l’on va en faire. Cela ouvre des questions sociales et politiques.

Aujourd’hui, il n’y a aucune priorisation des usages d’Internet ; mais demain ?

Il va falloir se poser la question de l’Internet utile à l’environnement et à l’homme et de celui qui ne l’est pas. Il faut éduquer la jeune génération sensible au défi écologique et aux discours de Greta (Greta Thunberg, militante écologiste suédoise engagée dans la lutte contre le réchauffement climatique) et en même temps totalement baignée dans le numérique.

Stephen Hawking (« Notre avenir sera une course entre la technologie et la sagesse. Assurons-nous que la sagesse gagnera » extrait de Brèves réponses aux grandes questions, ouvrage de vulgarisation scientifique écrit par le physicien théoricien et cosmologiste britannique Stephen William Hawking 1942 – 2018) disait que l’avenir sera une course entre les technologies et la sagesse avec laquelle on sera capable de les utiliser.

Le lobby européen du numérique affirme qu’il va entrainer 10 à 15 fois plus d’effets bénéfiques sur l’environnement que d’impacts négatifs mais produisant ses propres chiffres, il est à fois juge et parti donc l’enjeu du journaliste est de savoir quelle est l’information partielle et partiale et l’information objective, tâche difficile car les chercheurs, les ONG, les journalistes, les think tank indépendants sont peu nombreux à pouvoir évaluer ces enjeux.

Il faut d’abord connaitre « la vérité écologique des technologies » (Corinne Lepage, avocate et une femme politique française. Engagée dans la protection de l'environnement, elle est notamment ministre de l'Environnement dans les gouvernements d’Alain Juppé et députée européenne) avant d’imaginer une croissance optimisée du monde digital plus respectueux de la planète ; ensuite sur le principe qu’« on ne peut pas être en même temps responsable et désespéré » (Antoine de Saint-Exupéry), il faut agir !

On agit sur le sourcing éthique des matières premières, on garde son téléphone le plus longtemps possible (entre 16 et 25 ans, les jeunes français ont déjà eu 6 portables) et on modifie nos usages. La Chine a interdit aux jeunes de moins de 14 ans d’aller plus de 40 minutes par jour sur Tik Tok ; il n’est pas question de leur bien-être psychologique, c’est une mesure politique autoritaire mais il faut être un état totalitaire pour prendre une telle décision, de poser les limites voire de l’interdit dans l’usage d’Internet. La question ne se pose pas en Europe où cela serait considéré comme une atteinte à nos libertés.

Les petits gestes du quotidien ne servent à rien

Vider sa boîte mail face au tsunami de données qui arrive, c’est comme être sur une plage, voir un tsunami et tenter de vider la mer avec un seau. Il est nécessaire de prendre conscience (inscrivez-vous au prochain World Digital CleanUp Day en 2022) et d’éduquer mais cela ne suffira pas ! Il faut se poser des questions systémiques et se demander si Internet doit être encore gratuit ou s’il faut plutôt faire payer son coût réel pour éviter la surconsommation.